Dans l’histoire bretonne, une période sombre s’étend de 913 à 939. Ces années marquées par les incursions vikings voient la Bretagne plier sous leur joug. Mais avant de plonger dans ces décennies tumultueuses, clarifions un point souvent confus : la différence entre Vikings et Normands.
Les Vikings, originaires des royaumes scandinaves – le Danemark, la Norvège et la Suède – étaient des guerriers, des pillards, parcourant les mers dès la fin du VIIIᵉ siècle. Leur nom évoque davantage une activité qu’un peuple : celle des expéditions de pillage dans le seul but de s’enrichir.
Les Normands, eux, descendent de ces Vikings, principalement danois, qui s’établirent en 911 à Rouen. Cette année-là, leur chef Rollon signe le traité de Saint-Clair-sur-Epte avec le roi franc Charles le Simple. Baptisé, Rollon devient le fondateur du duché de Normandie. Là où les Vikings étaient des nomades, les Normands deviennent des bâtisseurs et des colonisateurs, posant ainsi les fondations d’un duché puissant. Cette lignée donnera naissance à l’un de ses plus grands conquérants : Guillaume, dont la victoire en 1066 bouleversera à jamais l’histoire de l’Angleterre.
Le retour des Vikings : la Bretagne dans le chaos
En 913, la mort de Gourmaëlon, comte de Cornouaille et prince de Bretagne, plonge le royaume dans le chaos. Les luttes de succession affaiblissent durablement la région, ouvrant la voie à une nouvelle vague d’incursions vikings, plus organisées et dévastatrices que jamais. Privée de souverain légitime, la Bretagne devient vulnérable. L’abbaye de Landévennec est pillée et ravagée par les flammes.
Si ces raids sont marqués par une extrême violence—pillages, terres brûlées, prises d’otages—ils deviennent paradoxalement des moteurs de transformation pour la société armoricaine. Face à la menace, les élites laïques et ecclésiastiques fuient, entraînant avec elles nombre de nobles. Seule la petite noblesse terrienne demeure aux côtés des paysans, qui, eux aussi, ne possèdent que leur lopin de terre pour subsister.
Dans ce climat d’insécurité, Mathuedoï, comte de Poher et gendre d’Alain le Grand, choisit l’exil au Wessex. Il emmène avec lui sa femme et son jeune fils Alain, filleul du roi Æthelstan, amorçant un nouveau chapitre de l’histoire bretonne.
Désormais, les raids vikings se succèdent sans rencontrer la moindre résistance. En 919, Rögnvaldr (Ragenold) porte le coup de grâce à l’ancien royaume en lançant une attaque massive sur la péninsule et en s’installant à Nantes, d’où il semble contrôler toute la Bretagne. La majorité des élites restantes quitte le pays entre 919 et 920. Ecclésiastiques et aristocrates emportent reliques et manuscrits.
Dans certaines régions, notamment autour de Nantes, l’émigration est massive. La Chronique de Nantes, rédigée un siècle plus tard, souligne que « seuls les pauvres Bretons cultivant la terre restèrent sous la domination des barbares, sans guide et sans soutien ». Pourtant, le comte de Rennes, Juhel Bérenger, parvient à maintenir sa position grâce à une habile politique d’équilibre entre les Francs et les Normands.
Suite à la prise de Rennes et Nantes par Érispoë, une nouvelle marche bretonne avait été instaurée pour freiner l’expansion bretonne. Ce territoire voit ses frontières repoussées vers la Touraine, l’Anjou et le Maine, renforçant ainsi la position stratégique de la Neustrie à l’ouest. En 921, Robert 1er, comte de Paris et marquis de la marche de Neustrie et futur roi, en assure la gestion militaire.
Cette même année, après cinq mois de siège infructueux à Nantes, le marquis de Neustrie concède, soit de son propre chef soit avec l’aval du roi Charles le Simple, à Rögnvaldr (Ragenold) « la Bretagne qu’ils avaient dévastée avec le pays de Nantes », selon le chroniqueur Flodoard. Ainsi, à partir de cette date, une principauté scandinave reconnue par les Francs s’établit en Bretagne. Une contrepartie ? peut-être une promesse de se convertir et d’accepter le baptême.
Inspirés par l’exemple de Rollon, les Vikings ne se contentent plus de simples raids : ils s’installent durablement. Sur les côtes d’Armor et à Nantes, Ragenold établit une principauté stratégique nommée Brettland, devenant leur centre opérationnel et leur base pour structurer les assauts. Toutefois, son statut de véritable principauté viking reste sujet à débat.
Outre Nantes, plusieurs installations scandinaves sont attestées en Bretagne, notamment en Cornouaille, tandis que d’autres, comme dans le Penthièvre, restent probables. L’historien Jean-Christophe Cassard mentionne plusieurs camps vikings sur la côte nord, notamment Saint-Malo, où les fondations de la tour Solidor témoignent de leur présence, ainsi que Saint-Suliac, Trans (camp du Vieux M’na) et surtout Péran, à Plédran.
Contrairement aux Vikings de la Seine, qui s’intègrent progressivement au système franc, ceux de la Loire conservent une présence essentiellement militaire. Ils exploitent la Bretagne sans chercher à l’administrer et pillent tout ce qui peut être monnayé.
Pendant ce temps, la résistance bretonne s’organise, discrète mais déterminée. De petites bandes de guerriers lancent des embuscades contre les envahisseurs, empêchant une prise totale du territoire.
Pendant ce temps, au Wessex, Alain, dernier héritier d’Alain le Grand, grandit sous la protection du roi Æthelstan. Son exil lui offre une précieuse formation militaire et une vision stratégique inspirée du modèle anglo-saxon, bien plus centralisé et structuré que celui de la Bretagne. Là-bas, il côtoie Louis d’Outremer, futur Louis IV, fils de Charles le Simple, lui aussi réfugié en Angleterre auprès de son oncle Æthelstan. Sa mère, Edwige de Wessex, a fui avec lui après la destitution de son époux Charles III le simple, petit-fils de Charles le Chauve. Cette rencontre, qui semble anecdotique, jouera plus tard un rôle majeur pour la Bretagne.
Conscient du danger que représentent les Vikings pour son propre royaume, Æthelstan perçoit le retour d’Alain comme une occasion de stabiliser l’Armorique et de contenir l’expansion scandinave. Il lui apporte donc un soutien militaire et financier.
Dans ce contexte, Alain Barbetorte, fils de Mathuedoï et petit-fils d’Alain le Grand, exilé en Angleterre, prépare minutieusement son retour vers la Bretagne.
La résistance bretonne s’organise
L’invasion scandinave transforme profondément le paysage breton. Face à la menace, les forteresses se multiplient : de petits seigneurs locaux, épaulés par les paysans, continuent à prendre les armes pour défendre leurs terres.
« Cette invasion a accéléré la construction de châteaux, renforçant la capacité de résistance locale », explique l’historienne Magali Coumert. Ces chefs de guerre bretons, jadis dispersés, deviennent les piliers de la reconquête, préparant le terrain pour celui qui mènera la Bretagne vers sa libération.
Alain Barbetorte : Libérateur de la Bretagne
En 931, une première rébellion bretonne menée par le jeune Alain Barbetorte et le comte de Rennes, Bérenger, marque un tournant. En Cornouaille, les Bretons massacrent les occupants scandinaves, à commencer par leur chef, le duc Félécan. Une fois l’effet de surprise dissipé, les Vikings de Nantes, dirigés par Incon, successeur de Rögnvaldr, ripostent violemment. Avec le soutien du duc des Normands de la Seine, Guillaume Longue-Épée, ils lancent une vaste campagne de représailles sur la Bretagne, forçant Alain Barbetorte à un nouvel exil.
Mais Alain ne précipite pas la reconquête. Il tisse un réseau d’alliances, notamment avec des seigneurs du Pays de Galles, eux aussi éprouvés par les incursions vikings. Grâce aux ressources du Wessex et à une préparation minutieuse, il planifie son retour.
Face à des Vikings affaiblis par une succession de défaites sur la Loire, abandonnés à leur sort par les normands et minés par des conflits internes ainsi que des pressions extérieures, Alain organise en 936 un débarquement à Dol. Cet affrontement marque non seulement une victoire, mais aussi le début d’une campagne résolue et méthodique pour reconquérir la Bretagne.
Les conquêtes s’enchaînent : Nantes, bastion stratégique, est reprise rapidement. Pour asseoir son autorité, Alain s’installe dans cette ville, un centre symbolique pour la Bretagne.
La Bretagne renaît, mais perd du terrain
La Bretagne, enfin libérée, amorce sa reconstruction sous le règne d’Alain II de Bretagne, dit Barbetorte, qui devient le premier duc de Bretagne. Bien qu’il soit le petit-fils du roi Alain le Grand, Barbetorte ne revendique jamais le titre de roi, pas plus que ses successeurs. Les dynamiques politiques complexes de l’époque obligent Alain à composer avec les puissances voisines, notamment les Normands et les Francs, sous l’influence majeure de Hugues le Grand, un puissant duc franc, membre de la dynastie des Robertiens, et père du futur roi Hugues Capet, fondateur de la dynastie capétienne.
Revendiquer le titre de roi aurait été perçu comme une provocation risquée. En choisissant le titre de duc de Bretagne, Alain opte pour une stratégie pragmatique, qui privilégie l’efficacité et l’adaptabilité face aux réalités du moment. Elle repose sur une analyse rationnelle des forces en présence et sur des décisions qui maximisent les chances de succès tout en minimisant les risques.
Dans le cas d’Alain Barbetorte, cela signifie qu’il ne cherche pas à imposer un pouvoir absolu par la force, mais qu’il consolide son autorité en tenant compte des alliances nécessaires et des structures politiques existantes. Il fait preuve de souplesse, négociant avec les élites locales et s’assurant que son retour ne provoque pas d’instabilité excessive. En clair, il privilégie une approche réaliste plutôt qu’idéologique.
La bataille décisive de Trans-la-Forêt (939)
En 939, le pays rennais reste ravagé par les derniers vestiges des armées de Guillaume Longue-Épée. Les Normands, repliés dans la forêt de Villecartier, continuent de dévaster le pays de Dol et le pays rennais.
Juhel Bérenger, comte de Rennes, échoue à les vaincre seul et sollicite l’aide de son rival Alain Barbetorte, ainsi que du comte Hugues Ier du Maine. Ensemble, ils écrasent les forces normandes lors de la bataille de Trans-la-Forêt en 939, mettant fin à l’occupation normande.
Si quelques incursions sporadiques persistent, cette victoire marque le véritable retour de l’autorité bretonne.
Un duché divisé, mais une Bretagne renforcée
En 944, Alain et ses alliés reprennent Dol une nouvelle fois, après une dernière attaque danoise.
À la fin de son règne, Alain Barbetorte consolide son pouvoir, bénéficiant d’une double légitimité :
Comte de Cornouaille, par héritage paternel.
Comte de Nantes, symbole de la reconquête.
Cependant, la Bretagne reste divisée. Juhel Bérenger, comte de Rennes, contrôle le nord, empêchant Alain d’unifier totalement le territoire. Cette rivalité entre les lignages de Nantes et Rennes marquera durablement l’histoire bretonne.
Le règne d’Alain II Barbetorte marque une étape cruciale dans la reconquête bretonne. Toutefois, en choisissant le titre de duc, il privilégie la diplomatie sur l’indépendance totale, maintenant la Bretagne sous une influence franque persistante.
Quel bilan tirer de plus de vingt ans de domination viking en Bretagne ?
Globalement, rien dans l’organisation sociale et économique de la Bretagne postérieure à 939 ne semble directement hérité des Vikings. Cependant, les années 913-936 ne furent pas une simple parenthèse sans conséquences.
S’ils n’ont pas structuré politiquement la région, les Vikings ont eu le temps de s’installer. Plusieurs noms de lieux d’origine scandinave perdurent, particulièrement sur le littoral. La découverte, en 1906, d’une tombe-barque viking sur l’île de Groix témoigne de leurs velléités d’ancrage territorial et de leur perception de la Bretagne comme une terre acquise.
Après cette libération, Alain Barbetorte ouvre un nouveau chapitre pour la Bretagne. Découvrez comment ses successeurs ont façonné le duché au fil des siècles dans le prochain article.